Doit-on développer des droits et des obligations spécifiques pour les cadres et, plus globalement, pour les métiers d’encadrement, dans un contexte de réformes successives et de transformation des missions ? La troisième table ronde réunit Anicet Le Pors, ancien ministre (1981-1983) de la Fonction publique et des Réformes administratives*, et Jean-Marc Canon, secrétaire général de l’Ufse-Cgt. Tous deux débattent des garanties d’emploi et d’exercice des missions, en posant la question des besoins d’amélioration du statut général de la fonction publique : faut-il s’y « accrocher » comme à un « saint sacrement » ou tenter de le réformer, en tenant compte des droits individuels et collectifs, comme des évolutions sociales et territoriales ?
Des choix fondateurs toujours pertinents
« Le statut n’est pas un texte sacré, un texte qui ne bougerait pas serait promis à la sclérose et à la disparition. Il doit donc évoluer selon les besoins, notamment en fonction de l’évolution des contextes nationaux et internationaux », répond d’emblée Anicet Le Pors. Tout en faisant une mise en garde : ne pas confondre ce qui relève du statut à proprement parler, c’est-à-dire un ensemble de normes juridiques, de la pratique de la gestion : « Considérer que tout relève du statut accréditerait l’idée que toute amélioration de la situation ne pourrait venir que d’une réforme statutaire, ce qui exonérerait le gestionnaire de toute responsabilité. »
Ceci étant posé, Anicet Le Pors développe l’idée selon laquelle les choix qui ont présidé à la construction du statut général des fonctionnaires sont toujours valables. Il en cite au moins quatre : la conception du fonctionnaire-citoyen, à l’opposé du fonctionnaire-sujet ; le système de carrière contre le système d’emploi ; l’équilibre trouvé entre unité et diversité par l’architecture d’une fonction publique à trois versants. Enfin, le choix de principes républicains ancrés dans l’histoire, à savoir l’égalité, l’indépendance et la responsabilité. Ces choix, explique l’ancien ministre, « ont privilégié la notion de responsabilité à tous les niveaux. C’est la raison pour laquelle on ne trouve pas, dans le statut, des expressions comme “pouvoir hiérarchique”, “obligation de réserve” ou “devoir d’obéissance”, car il aurait été contradictoire d’affirmer la conception du fonctionnaire-citoyen tout en multipliant les formules relevant du principe hiérarchique. » En réalité, c’est dans la pratique que ces notions existent.
La conception du fonctionnaire-citoyen, est un élément fondateur du statut, toujours porteur d’avenir. Il nous appartient de faire vivre et de donner, ensemble, de la chair à ce concept.
Si Anicet Le Pors inscrit ensuite sa réflexion dans le passé, c’est pour dégager quelques tendances structurelles et en tirer les enseignements. Sur plusieurs siècles, souligne-t-il en substance, elles combinent une expansion administrative continue et une socialisation des financements publics afin de répondre, en particulier, à des besoins sociaux fondamentaux croissants. Or, « à aucun moment, les gouvernements n’ont été en mesure d’inverser ces tendances », comme en témoigne le niveau de prélèvements obligatoires. Il y a donc « une dynamique administrative de long terme » destinée à se poursuivre : « Si certains tendent à affirmer que le capitalisme l’a définitivement emporté et que le libéralisme constitue un horizon indépassable, je pense au contraire que nous sommes à une époque d’interdépendances, d’interconnexions, de coopérations et de solidarités qui donnent toute sa force au concept de service public. »
Une fonction publique attaquée dans ses missions
Ce n’est pas pour autant que le statut général des fonctionnaires ne peut être amélioré, poursuit-il, en proposant au débat une dizaine de chantiers structurels, déjà présentés en 2016 lors d’une audition au Conseil économique, social et environnemental (Cese). Parmi ces chantiers : travailler à la gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences ; mettre en place un système de multicarrières rendu nécessaire par l’allongement de la vie professionnelle et par les évolutions technologiques ; intégrer, justement, dans la réflexion, la question du numérique en garantissant notamment des droits individuels. Anicet Le Pors insiste, en outre, sur la promotion de l’égalité entre les femmes et les hommes mais aussi sur l’effectivité de la « garantie fondamentale de mobilité ». Au-delà du statut, il fait enfin la proposition d’un véritable code relatif aux relations de l’administration avec l’ensemble des citoyens-usagers.
La conception du fonctionnaire-citoyen, évoquée par Anicet Le Pors, constitue la porte d’entrée de la réflexion de Jean-Marc Canon : elle est un élément fondateur du statut, toujours porteur d’avenir pour la Cgt. « En aucun cas, elle n’est un élément qui n’aurait plus sa place dans les enjeux contemporains posés à la fonction publique et à la société. Pour autant, Il nous appartient de faire vivre et de donner, ensemble, de la chair à ce concept. » Aujourd’hui, en effet, les agents publics sont individuellement attaqués dans la conception qu’ils ont de l’exercice de leurs missions. « Nous constatons ainsi une multiplication des procédures disciplinaires, voire judiciaires, à l’encontre d’agents publics qui ont simplement, à un moment donné, émis des réserves ou un désaccord. Ceci doit nous alerter, car cela touche justement à l’exercice de citoyenneté dans le service public et la fonction publique », souligne Jean-Marc Canon. Dans le même temps, un décret permet désormais de recruter des contractuels au niveau de l’encadrement supérieur. « La concomitance de ces exemples montre que nous sommes face à une attaque idéologique extrêmement forte, notamment sur des missions essentielles pour les usagers. En réalité, le fonctionnaire citoyen est, pour ceux qui nous gouvernent, un fonctionnaire qui les empêche de gérer une fonction publique répondant aux besoins du marché. » Car si la Cgt défend le statut général, c’est parce qu’elle pense qu’avant de représenter des droits et des obligations pour les agents de la fonction publique, il constitue avant tout une garantie pour les citoyens. « Si nous défendons le statut, ce n’est pas pour avoir ou maintenir des “privilèges” mais pour avoir des agents qui ont les moyens d’êtres impartiaux et neutres pour faire vivre l’intérêt général. »
Travailler à une convergence avec les citoyens
Telle est la conception de la Cgt qui ne s’en tient pas seulement à la critique ou à un vœu de retour aux textes fondateurs de 1946 et de 1983 : « Le statut ne peut être figé dans le marbre. Il est un des moteurs de l’adaptabilité de la fonction publique aux enjeux contemporains. Il nous faut donc, à la Cgt, plus et mieux qu’avant, être porteurs de propositions touchant aussi bien les agents que les usagers de la fonction publique. » Parmi ces propositions : se poser la question de la traduction, dans le statut, d’une véritable protection des lanceurs d’alerte (voir encadré) ; mieux traduire l’égalité professionnelle pour lutter contre les discriminations faites aux femmes ; renforcer les prérogatives des comités techniques et des pouvoirs d’expertises à l’initiative des organisations syndicales lorsqu’il y a des projets de réforme en termes de missions et d’intérêt général… Il faut aussi, poursuit Jean-Marc Canon, se poser les questions spécifiques liées à l’encadrement. « De mon point de vue, il faut revenir à moins de statut d’emploi ou de grade fonctionnel, qui mènent notamment à des déroulements de carrière aléatoires. Il faut réfléchir à des systèmes d’évaluation plus objectifs et plus transparents, avec des droits de recours pour les cadres. » Au-delà, « aucune bataille ne pourra être gagnée s’il n’y a pas convergence avec les usagers et les citoyens », un thème fort du débat posant notamment la question du service public rendu. La Cgt, dit le secrétaire général de l’Ufse, ne doit pas avoir peur de se confronter à ce type de débat.
Christine LABBE
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